(Première partie)[1]
Shaykh Haider Hobbolah
Traduit de l’anglais par l’équipe Éditions Avicenne
Shaykh Haider Hobbollah[2] est né en 1973 à Tyr au sud du Liban. Il est entré au séminaire religieux en 1988 et a émigré en Iran en 1995 pour poursuivre ses études supérieures. À partir de 2005, il commence à donner des cours avancés au Hawza de Qom en jurisprudence, en droit théorique et en étude des hadiçes. Il détient un master en science coranique et science des hadiçes, ainsi qu’un master en droit islamique.
Résumé de l’article : Il est une croyance populaire dans le chi’isme duodécimain que la sourate al-kawçar serait une référence directe à Fāṭima al-Zahrā’ – la fille du saint-Prophète. Cette tentative de réattribution symbolique qui remonte à environ deux siècles, selon l’auteur, a fini par occulter toute la diversité interprétative et déductive existante pour cette sourate depuis la naissance des premières traditions savantes musulmanes. Dans ce commentaire, l’auteur nous propose une analyse déconstructive des différentes interprétations existantes de la sourate al-kawçar afin de faire la lumière sur les erreurs méthodologiques, les limites interprétatives et les arguments fournis par les savants chi’ites pour défendre leurs interprétations. En réalisant un véritable travail d’épistémologie herméneutique, l’auteur tente de soumettre à l’analyse critique les différentes stratégies argumentatives des exégètes chi’ites, lesquelles exégèses ont pu in fine donner lieu à des croyances erronées.
1. Les différents noms de la sourate et les mérites de sa récitation
Cette sourate est la plus courte du Noble Coran selon le nombre de lettres et de mots, mais elle n’est pas la plus courte selon le nombre de versets, car la sourate al-naṣr et la sourate al-‘aṣr sont composées chacune de trois versets. Elle a été nommée de quatre façons différentes dans les sources islamiques :
- La sourate « al-kawçar» : ce nom est le plus connu et est issu du mot ‘kawçar’ qui apparaît dans le premier verset
- Sharīf Raḍī se référait à cette sourate par l’expression « sūrah allatī dhukira fīhā al-kawçar»
- Dans certaines traditions chi’ites et sunnites, on s’y réfère sous le nom de : « innā a‘ṭaynāka al-kawçar» ou « innā a‘ṭaynāk»
- Quelques savants s’y réfèrent sous le nom de « al-naḥr », même si cela reste rare – le mot ‘naḥr’ est issu du second verset
Abū Baṣir rapporte de Jaʿfar al-Ṣādiq : « Celui qui récite innā a‘ṭaynāka al-kawçar dans ses prières obligatoires et surérogatoires, Allah étanchera sa soif avec al-kawçar le jour de jugement. » Dans une seconde tradition attribuée au saint-Prophète qui dit : « Celui qui la récite, Allah étanchera sa soif avec les rivières du paradis. »
2. Les raisons probables de la révélation de la sourate al-kawçar
2.1 Le saint-Prophète qualifié de ‘abtar’ (sans descendance)
La raison de la révélation de cette sourate est très importante, car elle est une indication de la signification à donner à ses versets. Selon l’opinion la plus connue et qui existe dans les sources musulmanes, après le décès de ‘Abdullah fils du saint-Prophète, certaines traditions le nomme Qāsim, un mécréant l’offensa en lui disant qu’il était ‘abtar’, c’est-à-dire sans descendance. Chez les Arabes, la descendance était portée par le garçon, et puisque le saint-Prophète n’avait aucun enfant mâle, il n’avait aucune descendance et ne pouvait être remémoré après sa mort.
Différentes opinions existent sur le nom de la personne qui offensa le saint-Prophète. Selon une opinion célèbre, il s’agissait de ‘Āṣ b. Wā’il al-Sahmī qui était très connu au sein des mécréants mecquois et dans de nombreux récits son nom apparaît comme celui qui a rabaissé, maudit et nuit le saint-Prophète. Son hostilité envers lui était notoire. Même s’il s’agit de l’opinion la plus célèbre, d’autres traditions citent Walīd b. Mughīrah, Abū Jahl, ‘Uqba b. Abī Mu’ayyt, Ka’b b. Ashraf, Abū Lahab ou ‘Amr b. Āṣ selon certaines sources chi’ites.
2.2 L’événement de Ḥudaybīyyah était ‘kawçar’ (profitable) en lui-même
Une autre opinion rapporte que cette sourate a été révélée pour une raison bien différente de celle qui vient d’être citée. La sourate aurait été révélée à Médine et les personnes citées n’auraient aucun lien avec la raison de la révélation. L’histoire rapporte que ce fut l’année de Ḥudaybīyyah, le saint-Prophète et les Musulmans n’étaient pas autorisés à entrer dans la ville de La Mecque et dans la mosquée al-Ḥarām. Ils étaient tristes du fait d’avoir fait le déplacement jusqu’à La Mecque sans avoir pu y entrer.
La sourate al-fatḥ fut révélée pour décrire l’événement de Ḥudaybīyyah comme une victoire éclatante et la sourate al-kawçar fut révélée pour apporter du réconfort au saint-Prophète et un soutien moral, c’est-à-dire que ce qui se passa à Ḥudaybīyyah était sans nul doute à son avantage. En d’autres termes, Ḥudaybīyyah est ‘kawçar’ (profitable) en lui-même. Pour appuyer cette version, les auteurs citent le second verset qui parle de prière et de sacrifice, choses pratiquées durant le pèlerinage. Cette opinion a été appuyée par le célèbre savant Ibn ‘Āshūr.
2.3 Avis sur la première et la seconde opinion
L’étude des traditions relatives à la première opinion suffit à montrer que la plupart d’entre elles ne sont que des opinions et conclusions propres aux tābi‘īn, c’est-à-dire qu’elles ne nous viennent pas du saint-Prophète ni des Ahlu-l-Bayt. Les témoignages ne sont pas ceux des Compagnons, exceptés pour deux d’entre eux, l’un est de Anas b. Mālik et l’autre est de Ibn ‘Abbās – le premier était très jeune et le second n’était même pas encore né, si nous supposons que la sourate a été révélée à La Mecque.
En ce qui concerne la seconde opinion, il n’existe aucune base historique pour appuyer celle-ci. Il ne s’agit ici que d’une conclusion à laquelle a abouti Ibn ‘Āshūr et d’autres, en prenant ensemble plusieurs bouts de preuves. Autrement, il n’existe aucune donnée historique, même de faible crédibilité, qui pourrait en faire allusion.
L’opinion populaire concernant l’origine mecquoise ou médinoise penche pour la première et elle a été rapportée par Ibn ‘Abbās, al-Kalbī et bien d’autres. Les traditions qui parlent des raisons de la révélation de cette sourate et faisant référence à la personne qui aurait offensé le saint-Prophète appuient également l’idée d’une origine mecquoise.
La seconde opinion qui affirme que la sourate est médinoise est rapportée par ‘Ikrimah, Ḍaḥḥāk et d’autres. Cette opinion existe, mais n’indique pas précisément à quel moment elle fut révélée au cours de la période médinoise, au début ou durant l’année de Ḥudaybīyyah. Néanmoins, cette opinion rejoint celle de Ibn ‘Āshūr et est en phase avec ce à quoi pourrait faire référence la notion de « al-naḥr » mentionnée dans le second verset.
Enfin, une troisième opinion affirme que la sourate a été révélée à deux reprises. Certains savants qui tombent sur des récits contradictoires similaires à ceux concernés, préfèrent défendre l’idée d’une double révélation.
Il apparaît que le chapitre soit mecquois en fonction des données en notre possession, car aucune raison historique ne permet de prétendre le contraire. Il importe peu que nous interprétons ‘abtar’ comme quelqu’un qui n’a aucune descendance ou comme quelqu’un qui est coupé de la société ou que le message du saint-Prophète cessera d’exister, conformément aux différentes significations, une origine mecquoise de la sourate est plus sensée.
2.4 Thèmes généraux développés dans la sourate
Le premier thème peut être le shukr, c’est-à-dire la gratitude et la reconnaissance envers Allah, en les Lui retournant par l’adoration et la servitude. Un second thème développé dans cette sourate peut être l’amabilité d’Allah envers son prophète et l’élévation de son rang. Un troisième thème concerne celui qui met en colère le saint-Prophète et le rabaisse, lequel sera maudit.
3. Explication des versets
3.1 Le premier verset : innā ‘aṭaynā-ka al-kawçar
La discussion la plus importante dans ce verset concerne les deux mots suivants : al-kawçar et al-abtar. Le premier apparaît dans le premier verset et le second dans le dernier verset. Dans un premier temps, nous analyserons de façon indépendante la signification de ces mots et nous retournerons à la signification à donner au verset en l’éclairant de la précédente analyse, ceci afin de comprendre le sens véhiculé par la sourate.
3.1.1 Le mot ‘kawçar’ et ses significations possibles
3.1.1.1 La signification linguistique
En langue arabe, il signifie ‘des bienfaits en abondance’ ou ‘une chose qui apporte plein de bonnes choses à autrui’. Il appartient au champ lexical de faw’al qui connote l’abondance. Sayyid Murtaḍa affirme que son utilisation est indicative de l’éloquence du Noble Coran puisqu’il s’agit d’un type à la prononciation difficile (?) et le terme est employé à un endroit qui véhicule un sens fort. Un mot similaire au même paradigme est nawfal qui signifie ‘quelqu’un qui accomplit en nombre important les nawāfil’.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les grammairiens arabes ont dit que ‘kawçar’ est utilisé pour caractériser une personne très hospitalière et charitable. Pourtant, d’autres grammairiens ont affirmé que ‘kawçar’ était une rivière au paradis, mais il apparaît qu’ils ont emprunté cette définition aux traditions. Toutefois, la possibilité est que les Arabes employaient le mot ‘kawçar’ pour se référer à une rivière, car elle apporte des bienfaits considérables, en effet, les gens peuvent boire son eau, s’y baigner etc. Ainsi, il est possible que le mot ‘kawçar’ était employé pour parler d’une rivière et qu’il fut par la suite utilisé par le saint-Prophète pour parler d’une rivière au paradis.
3.1.1.2 La signification herméneutique
Les exégètes, comme il est dans leurs habitudes, ont mélangé la signification conceptuelle du mot ‘kawçar’ avec certaines instances de la réalité externe, pensant que l’intention du Noble Coran était de véhiculer ces instances externes. En conséquence, ils ont mentionné vingt-six différentes significations du mot ‘kawçar’ alors que les livres de grammaire et les dictionnaires classiques ne mentionnent presqu’aucune de celles-ci. Nous mentionnons ci-dessous ces différentes significations :
- une rivière au paradis
- un bassin au paradis ou au jour de jugement
Le sens a. et b. sont les plus connus et il existe même des traditions qui décrivent ce bassin ou cette rivière au paradis.
- l’intercession (shafā’ah)
- les enfants du saint-Prophète et sa lignée, laquelle n’est pas restreinte aux Ahlu-l-Bayt tel que défini par les chi’ites duodécimains. Fakhr al-Rāzī dit la chose suivante dans le v. 13 de son Tafsīr al-Kabīr: « Combien des Ahlu-l-Bayt ont été tués, et pourtant le monde est toujours peuplé de ceux-là. »
- les Compagnons et les fidèles du saint-Prophète jusqu’au jour de jugement, en l’occurrence tous les Musulmans
- les savants de la nation du saint-Prophète
- le Noble Coran
- la lumière dans le cœur du saint-Prophète
- une bonne conduite morale
- la popularité de sa mention parmi les gens (?)
- la prophétie
- l’Islām
- le tawḥīd
- les mérites du saint-Prophète
- le maqām al-maḥmūd
- la sagesse et le savoir de Fāṭima al-Zahrā’
En regardant la liste ci-dessus, nous pourrons constater que la plupart sont des instances réelles de la signification linguistique du mot ‘kawçar’, c’est-à-dire l’abondance. Cependant, jusqu’à présent, nous n’avons rien qui puisse restreindre la signification du mot ‘kawçar’ dans ce verset aux seules significations proposées dans la liste ci-dessus et pouvoir affirmer que le verset avait pour intention d’exprimer telle signification en particulier ou telle autre. Il est tout à fait possible, qu’une signification générale était transmise en subsumant toutes les autres instances particulières, ou bien seule une instance spécifique était voulue par le verset ; nous reviendrons à cette discussion plus tard.
3.1.1.3 Le mot ‘kawçar’ dans les traditions
Toutes les traditions qui parlent de cette sourate, qu’elles proviennent du saint-Prophète, des Compagnons ou des Ahlu-l-Bayt, ne définissent le terme que de deux manières.
La première signification est ‘des bienfaits en abondance’ (al-khayr al-kaçīr), rapporté de Ibn ‘Abbās et les traditions ne sont pas nombreuses. Le deuxième lot de traditions rapporte que le mot ‘kawçar’ dans ce verset signifie un bassin ou une rivière dans le paradis ou au jour de jugement. La majorité des traditions – presque trente – parlent de cette deuxième signification et sont pour la plupart sunnites, dont certaines sont chi’ites. Ces différentes traditions ne manquent pas de donner des détails descriptifs.
Il y a par conséquent aucune mention d’une troisième signification possible aussi bien dans les traditions chi’ites que sunnites, malgré les recherches effectuées en ce sens. Bien évidemment, nombre des chi’ites aujourd’hui se demandent si par ‘kawçar’, le verset entend parler de Fāṭima al-Zahrā’ et nous y reviendrons plus tard sur les raisons de cette attribution et les arguments qui ont été avancés. En d’autres termes, aucune tradition ne fait de lien entre elle et cette sourate.
3.1.2 Le mot ‘abtar’ et ses significations possibles
3.1.2.1 La signification linguistique
En langue arabe, le mot signifie ‘couper court avec quelque chose’, surtout quand quelque chose est restée inachevée. Le mot est aussi utilisé pour parler de quelqu’un qui n’a aucun fils, car sa lignée est présumée être incomplète. On l’utilise aussi pour parler de quelqu’un qui a subi une perte dans son commerce, ou quelqu’un qui coupe les liens avec ses proches. Il peut faire aussi référence à toute chose à partir de laquelle aucun bienfait n’arrive. Chez les Arabes, une personne dont on ne se souvient pas et que les gens ont oublié peut être appelée ‘abtar’. Il est tout à fait possible que ce soit là une raison pour appeler une personne qui n’a pas de fils, ‘abtar’, car elle n’aura personne qui se rappellera d’elle.
Il existe une prière appelée al-ṣalāt al-batra qui consiste à envoyer des salutations sur le saint-Prophète, et non sur sa descendance, ce qui signifie que celle-ci a été retirée. Les Arabes appellent un sermon dans lequel Allah n’est pas loué ou que le saint-Prophète n’est pas loué, al-khutbā al-batra.
Enfin, les al-Butrīyyah étaient une secte zaïdite qui affirmait que ‘Alī était le calife légitime, mais qu’après que les deux premiers califes ont usurpé son droit, il était d’accord avec cette usurpation et l’avait approuvé. En d’autres termes, les al-Butrīyyah n’avaient rien à reprocher aux deux premiers califes. Mais, ils ont affirmé que ‘Alī n’avait pas approuvé le califat de ‘Uçmān et c’est la raison pour laquelle ils furent surnommés les al-Butrīyyah par les sunnites, car ils sont accusés d’avoir coupé court à la lignée des califes bien guidés, dont ‘Alī en fait partie.
3.1.2.2 La signification herméneutique
Dans les travaux des exégètes, l’opinion la plus connue sur la signification du mot ‘abtar’ est ‘quelqu’un qui n’a pas de fils et qui est sans lignée’. ‘Allāmah Ṭabāṭabā’ī défend cette position et nous y reviendrons dans la suite de la discussion. Une seconde opinion, qui est celle de Shahid al-Ṣadr al-Çānī signifie ‘quelqu’un qui est privé de bienfaits’. Une troisième opinion, affirme que le mot fait référence à quelqu’un dont on ne se rappelle plus après sa mort. Sayyid Murtaḍa défend l’opinion selon laquelle dans ce verset, ‘abtar’ signifie quelqu’un qui n’a aucune autorité, aucun espoir et qui n’apporte aucun bienfait. Enfin, une dernière signification que mentionnent les savants pour ce terme est ‘quelqu’un qui a été banni de sa communauté et dont ni la personne ni ses paroles n’ont gardé une quelconque crédibilité aux yeux de celle-ci’.
3.1.3 Les quatre interprétations possibles
Après avoir exposé les significations linguistiques, herméneutiques et traditionnelles de ces deux termes, ‘kawçar’ et ‘abtar’, nous pouvons à présent commencer à découvrir sa signification dans cette sourate. La raison pour laquelle nous avons adopté cette approche dans notre discussion s’explique par la manière dont les exégètes procèdent, c’est-à-dire qu’ils ont l’habitude d’interpréter le second terme (abtar) en fonction du premier (kawçar), et vice versa. Certains ont commencé par déterminer la signification du mot ‘abtar’ et ont par la suite interprété le mot ‘kawçar’ au début de la sourate, d’autres ont fait l’inverse. Ce que nous avons fait, au contraire, c’est établir la liste de toutes les significations et de voir quelles seraient les interprétations les plus connues, probables et raisonnables de ces versets. Bien sûr, nous n’aborderons pas les interprétations qui paraissent clairement défaillantes.
En analysant les interprétations de cette sourate, nous constaterons qu’il existe deux approches majeures adoptées par les exégètes. Une première approche insiste sur l’absence de toute relation entre les mots ‘kawçar’ et ‘abtar’. La seconde approche insiste sur l’existence d’une telle relation, dont certains font de la signification du mot ‘kawçar’ une base pour expliquer la signification du mot ‘abtar’ et un second groupe qui considère la signification du mot ‘abtar’ pour expliquer celle du mot ‘kawçar’. En conséquence, quatre interprétations sont possibles pour ce verset et nous ne mentionnerons pas les possibilités pour lesquelles les exégètes n’ont apporté aucune preuve.
3.1.3.1 La première interprétation est généraliste
La première signification du mot ‘kawçar’ est ‘des bienfaits en abondance’ et la sourate semble véhiculer le sens suivant : « Certes, nous t’avons accordé beaucoup de bienfaits et ainsi privé ton ennemi – abtar – de ces mêmes bienfaits ».
Ceux qui défendent cette interprétation, aussi bien parmi les chi’ites que les sunnites, prétendent revenir à une signification basique et originale des deux termes ‘kawçar’ et ‘abtar’. Ensuite, ils tiennent compte du premier verset pour expliquer le sens du mot ‘abtar’. Prenons l’exemple de la proposition suivante : Zayd possède des richesses (kawçar), mais ‘Amr n’en possède pas, c’est-à-dire qu’il est abtar.
Enfin, selon cette interprétation, la sourate ne dit rien de particulier ou d’unique, mais ne véhicule qu’un concept qui a été maintes fois répétés dans le Noble Coran. Le saint-Prophète et les croyants ont reçu les grâces d’Allah et les mécréants ont en été privés. Le Noble Coran parle de ces nombreuses grâces et faveurs divines accordées au saint-Prophète et dont ses ennemis ont été privés.
Cette interprétation est la plus générale et subsume toutes les autres interprétations données à ce verset : que ‘kawçar’ signifie la prophétie, le Noble Coran, l’habileté à intercéder, Fāṭima al-Zahrā’, le savoir et la sagesse, etc. les ennemis du saint-Prophète en sont privés.
S’il n’en tenait qu’à nous, nous considérons cette explication justifiée et raisonnable. Il n’existe qu’une seule façon de discréditer cette interprétation, c’est-à-dire en y trouvant quelques qualités spécifiques au terme ‘kawçar’ et donc, en limitant et en restreignant sa signification. C’est ce qu’ont essayé de faire les défenseurs des trois interprétations que nous présentons ci-dessous.
3.1.3.2 Deuxième interprétation : le savoir et la sagesse
Un groupe de savants ont défendu l’idée selon laquelle ‘kawçar’ signifie le savoir et la sagesse. La sourate pourrait avoir la signification suivante : « Certes nous t’avons accordé le savoir et la sagesse, mais tes ennemis ont en été privés ». Les défenseurs de cette interprétation acceptent l’idée que ‘kawçar’ signifie des ‘bienfaits en abondance’, mais c’est en se référant au Noble Coran que nous pouvons identifier ces bienfaits. Pour soutenir cette thèse, ils citent les deux versets suivants :
2:269 Celui à qui la sagesse a été donnée, bénéficie d’un grand bien.
4:113 Dieu a fait descendre sur toi le Livre et la Sagesse ; Il t’a enseigné ce que tu ne savais pas. La grâce de Dieu envers toi est incommensurable.
Cependant, cette interprétation ne rend pas caduque la première interprétation. D’ailleurs cette approche qui consiste à restreindre la signification d’un mot coranique à une instance particulière est erronée. Les deux précédents versets ne prouvent qu’une seule chose, que le savoir et la sagesse sont une instance des ‘bienfaits abondants’ et non que les bienfaits abondants sont uniquement le savoir et la sagesse. À titre de comparaison, soit l’exemple suivant ‘Respectez le savant’, puis que nous disions ‘Zayd est un savant’. Est-ce que cela signifie que Zayd est la seule instance d’un savant et que tous les autres sont exclus du principe de respect énoncé par la première proposition ? Ce n’est pas le cas, et la seule chose que véhicule la seconde proposition est que Zayd est une instance du terme ‘savant’.
La seule chose que les deux versets précédents semblent dire est que la sagesse et le savoir sont des instances de l’expression ‘bienfaits abondants’. Ils sont tout à fait cohérents dans le cadre de la sourate al-kawçar. En conséquence, l’interprétation ci-dessus ne nous offre pas un argument fort en sa faveur.
3.1.3.3 Troisième interprétation : un bassin ou une rivière au paradis
Un groupe de savants ont défendu l’idée selon laquelle ‘kawçar’ signifie une ‘rivière’ ou un ‘bassin au jour de jugement’, selon ce qui existe dans les traditions, mais nous ne voulons pas entrer dans ces détails.
Il n’existe aucun argument coranique ou linguistique pour défendre cette interprétation. La seule justification sont les traditions qui concernent cette sourate, aussi bien dans les ouvrages sunnites que chi’ites – et toutes prétendent que ‘kawçar’ est un bassin ou une rivière dans l’Au-delà. Les défenseurs de cette position disent qu’il existe dix traditions sur cette sourate et c’est ici le meilleur argument pour restreindre la signification du terme ‘kawçar’ dans cette sourate à un bassin ou à une rivière. Pour lire certaines de ces traditions, le lecteur peut se référer à al-Āmālī de Shaykh Mufīd et Shaykh Ṭūsī, Ṭabarasī dans son Majma’ al-Bayān, Qumī dans son al-Tafsīr et d’autres œuvres. Pour un accès à toutes ces traditions collectivement, Biḥār al-Anwār pour une version chi’ite ou Durr al-Manthūr de Ṣuyūṭī pour une version sunnite.
De manière générale, les défenseurs de cette position font la différence entre ‘kawçar’ et ‘abtar’, ils n’essayent pas de chercher un lien entre ces deux termes. Selon leur compréhension, la sourate semble véhiculer le message suivant : « Certes, nous t’avons accordé une rivière au paradis, et tes ennemis seront privés d’une lignée », il n’existe aucune relation entre le premier verset (kawçar) et le troisième verset (abtar).
En ce qui concerne nos observations sur cette interprétation, nous ne fournirons pas d’analyses plus détaillées de ces traditions par souci de longueur. Cependant, nous savons que cette interprétation repose sur les traditions et ne repose pas sur le Noble Coran ou sur une analyse linguistique. S’il n’existait pas de traditions, alors il serait exagéré d’aboutir à une telle conclusion, c’est-à-dire que le terme ‘kawçar’ fait référence à un bassin ou à une rivière.
En analysant les traditions, aussi bien dans Durr al-Manthūr ou Biḥār al-Anwār, nous constatons que celles-ci parlent d’une rivière au paradis. Mais ces traditions n’ont aucun lien avec la discussion initiale, car la seule chose qu’elles semblent dire c’est qu’il existe un bassin ou une rivière au paradis ou qu’au saint-Prophète a été accordé un bassin au paradis, ou que les croyants et la nation du saint-Prophète boiront l’eau de ce bassin, ou que ‘Ali sera son compagnon au bassin. Le nom de ce bassin dans les traditions est ‘KAWÇAR’, mais la ressemblance orthographique ne suffit pas à établir une relation de référence avec ce dont le verset coranique mentionne, c’est-à-dire ‘kawçar’.
La série de traditions qui nous intéressent vraiment sont celles qui parlent explicitement de la sourate al-kawçar et identifient le mot ‘kawçar’ à un bassin ou à une rivière. En ce qui concerne ces traditions, une grande majorité possèdent des chaînes de transmission faibles, aussi bien dans les ouvrages sunnites que chi’ites, de plus nombreuses sont celles qui ont des chaînes de transmission défectueuses (mursal).
Et parmi celles qui ne sont pas problématiques d’un point de vue de leurs chaînes de transmission ne sont pas attribuées au saint-Prophète, mais à ses Compagnons, elles peuvent ainsi faire référence à leurs opinions personnelles. Parmi eux sont : Ibn ‘Abbās, ‘Āyesha, Ḍaḥḥāk ou Ḥuzayfa et leurs opinions personnelles ne nous engagent à rien.
Ce qui est étrange avec ces récits, c’est que Ibn ‘Abbās prétend que la sourate a été révélée à La Mecque et qu’il fut demandé au saint-Prophète sa signification. Ibn ‘Abbās n’était même pas encore né au cours de la période mecquoise et si nous considérions la date la plus ancienne de sa naissance, nous pourrions la placer à deux ou trois ans avant l’hégire. Dans tous les cas, la majorité de ces traditions sont sunnites, cela ne signifie pas qu’elles sont fausses, mais à titre de précision.
Toutefois, sachant qu’il existe qu’un petit nombre de traditions qui peuvent être authentifiées, un savant devra respecter la signification véhiculée par ces traditions, surtout s’il accepte la force probante (ḥujjiya) d’une tradition solitaire authentique et spéculative en matière d’exégèse.
Cependant, si un savant comme ‘Allāmah Ṭabāṭabā’ī qui croit en la force probante de seulement ce genre de traditions qui permettent d’atteindre la conviction dans leurs formulations, alors la condition des traditions dont nous disposons ne permettent pas d’atteindre cette conviction ni même une assurance suffisante les concernant. Que quelqu’un accepte cette interprétation jusqu’à un degré de certitude ou non, elle reste assez spéculative face aux deux précédentes interprétations. D’aucun pourrait la rejeter facilement.
3.1.3.4 Quatrième interprétation : la descendance du saint-Prophète ou Fāṭima al-Zahrā’ ?
Les deux interprétations suivantes sont différentes, mais nous les combinons car l’argument est similaire. Ceux qui les défendent prétendent que ‘kawçar’ fait référence à la descendance du saint-Prophète jusqu’au jour de jugement, tandis que d’autres prétendent que ‘kawçar’ fait référence uniquement à Fāṭima al-Zahrā’, et non toute la descendance. Même si cette opinion n’est appuyée par aucune tradition explicite, elle est devenue très populaire jusqu’à devenir un symbole pour Fāṭima al-Zahrā’. Ceux qui défendent ces interprétations, s’appuient sur quatre arguments, deux tirés de l’analyse sémantique des versets coraniques et deux issus des traditions.
3.1.3.4.1 Premier argument : analyse sémantique/coranique
Le premier argument affirme que ‘abtar’ en langue arabe réfère à quelqu’un qui n’a aucune descendance, ce qui est juste, car le mot est utilisé pour véhiculer cette signification. Les défenseurs de la dernière interprétation avancent le raisonnement suivant : si le mot ‘kawçar’ ne signifiait pas la descendance du saint-Prophète ou Fāṭima al-Zahrā’, alors la sourate parlerait de deux thèmes très différents, alors même qu’elle est très courte, par conséquent il est très probable que la sourate ne parle que d’un seul thème. Si vraiment la sourate contenait deux thèmes, il signifierait : « Certes, nous t’avons accordé des bienfaits en abondance ou un bassin au paradis ou la sagesse et le savoir, prie donc ton Seigneur et sacrifie. Certes, ton ennemi sera privé de descendance. »
Quelle est la relation entre le dernier verset et les deux précédents versets ? Aucune, et il apparaît être absurde. Cependant, si nous considérons que la sourate ne contient qu’un seul thème, alors le sens véhiculé serait le suivant : « Certes, nous t’avons accordé une longue descendance ou Fāṭima al-Zahrā’, qui est à la source de ta descendance, prie donc ton Seigneur et sacrifie. Certes, ton ennemi sera privé de descendance. »
Pour avancer cette interprétation, les savants ont d’abord défini le mot ‘abtar’ pour expliquer par la suite la signification du mot ‘kawçar’.
3.1.3.4.2 Deuxième argument : analyse sémantique/coranique
Le second argument s’appuie sur la combinaison des deux mots suivants qui se trouve dans le troisième verset : ‘inna’ et ‘huwa’. La combinaison de ces deux termes semble faire référence à quelqu’un ou à quelque chose par rapport à quelque chose d’autre au préalablement identifiée. En d’autres termes, la sourate dit la chose suivante : « Certes, nous t’avons accordé X, et en effet c’est ton ennemi qui est privé de descendance. » L’inconnu X n’aurait un sens que s’il signifiait ‘descendance’.
3.1.3.4.3 Troisième argument : analyse des traditions
Le troisième argument ne s’appuie pas sur le Noble Coran, mais reste important, particulièrement car ‘Allāmah Ṭabāṭabā’ī a défendu cette position. L’argument dit que les traditions expliquant les raisons de cette sourate appuient le contexte de la descendance du saint-Prophète. Lorsque son fils Qāsim mourut, le saint-Prophète fut appelé ‘abtar’, donc la sourate a un lien étroit avec ‘la descendance et les enfants’.
3.1.3.4.4 Quatrième argument : analyse des traditions
Le dernier argument s’appuie sur la tradition suivante : [‘Amr b. al-Āṣ envoya un messager à ‘Alī pour lui faire des reproches sur certaines affaires. L’une d’elles étant le fait qu’il ait nommé Ḥassan et Ḥusayn comme les fils du saint-Prophète. Il répondit au messager : « Dis à l’haïsseur fils d’haïsseur, s’il n’avait pas eu de fils, il serait ‘abtar’ tout comme son père l’avait pensé. »]
Ce que nous observons dans cette tradition est que ‘Alī fait référence à un événement antérieur au cours duquel le saint-Prophète fut appelé ‘abtar’ car il n’avait pas de fils. Nous offrirons notre analyse et interprétation de cette tradition dans ce qui suit, mais à titre de rappel le terme ‘kawçar’ dans cette sourate a été interprété comme ‘descendance’ du saint-Prophète depuis les premiers siècles des traditions savantes musulmanes et qu’il ne s’agit pas de quelque chose de nouveau. Cependant, restreindre la référence de ‘kawçar’ à Fāṭima al-Zahrā’ est une position assez nouvelle, qui date d’environ deux siècles. Toutefois, dans la discussion que nous sommes en train de mener, il n’y a aucune différence entre une interprétation ancienne ou nouvelle, ce qui compte ce sont les justifications.
Nous offrons à présent nos observations sur la quatrième et dernière interprétation qui considère que ‘kawçar’ signifie la descendance du saint-Prophète ou plus particulièrement Fāṭima al-Zahrā’. Nous diviserons la discussion en trois parties. La première partie évaluera quatre arguments et cherchera à savoir s’ils sont assez rigoureux ou pas pour restreindre la signification du mot ‘kawçar’ à la descendance du saint-Prophète ou à Fāṭima al-Zahrā’. Dans la deuxième partie, nous présenterons six critiques majeures contre cette quatrième interprétation, offertes par différents savants et nous étudierons leur pertinence. La troisième partie proposera le nom de savants chi’ites qui ont refusé d’adhérer à cette quatrième interprétation.
Avant de commencer notre travail d’analyse, nous rappelons que dans cette sourate le fait d’attribuer comme signification au terme ‘kawçar’ la descendance du saint-Prophète est une opinion ancienne. Cependant, restreindre celle-ci à Fāṭima al-Zahrā’ est une opinion qui est apparue il y a environ deux-cents ans, en fonction de ce que nous avons pu trouver au cours de nos recherches. Et même si l’opinion suivant laquelle ‘kawçar’ signifie ‘descendance’ n’était pas l’opinion la plus célèbre, elle n’en est qu’une parmi une vingtaine de significations différentes. Il n’y a aucun consensus concernant cette interprétation, et encore moins au fait de restreindre la référence du terme ‘kawçar’ à Fāṭima al-Zahrā’, même parmi les savants chi’ites.
[1] Cette transcription est un commentaire de la sourate al-kawçar réalisé par Shaykh Haider Hobbollah et dispensé en quatre leçons.
[2] https://hobbollah.com/السيرة-الذاتية/